4.1 NICE

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Le concert place de la Bastille fut une réussite selon l'avis de tous, mais la belle journée du 21 juin 1992 touchait à sa fin, et après une courte nuit, j'accompagnais la jeune femme qui devait rejoindre sa ville de Nice. La promesse de se revoir fut prise sur le quai de la gare et, lorsque le train s'ébranla, le jeune couple pensait qu'elle serait tenue. Le voyage parut court à Jacqueline qui dormit pendant toute sa durée. Il prit cependant mille fois plus de temps que si nous avions embarqué dans une bouée de transport collectif drhyzienne. La propulsion magnéto-hydro-dynamique n'était pas encore généralisée sur la planète Terre à cette époque, mais surtout, plus que le retard technologique, la mauvaise organisation sociale des hommes freinait : de nombreuses manifestations d'agriculteurs et de transporteurs sur routes qui bloquaient une bonne partie de la circulation de cette zone témoignaient d'un malaise qui aboutirait à un immense chaos. Mais, pour le moment, la jeune femme se satisfaisait d'arriver à bon port dans sa ville de Nice près de la mer, et de retrouver ce qu'à Paris on ne voyait jamais : des plages et des palmiers. Elle rentra dans sa petite chambre située au début de l'avenue Borriglionne avec son fatras d'esquisses et de pinceaux toujours autant en désordre que lors de son départ. Le silence qui pesait la rendit un peu nostalgique de toute 1' agitation parisienne. Elle ouvrit ses volets, et la nuit tombant sur les collines de cette France du sud ajoutée aux sensations qui lui venaient de ses entrailles en transformation, l'amenèrent devant son chevalet où elle posa une toile blanche. Il fallait qu'elle peigne cette apparition de la Vierge à l'enfant qui passait dans sa tête. Jacqueline était une véritable artiste, un élément avancé de cette espèce humaine que j'avais pu classer en cinq catégories.

Il y avait d'abord "les simples d'esprit" et leurs multiples variantes ; ceux-ci ne pouvaient appréhender leur réalité à cause de vibrations spirituelles trop puissantes pour leurs facultés organiques : leur âme pesait lourd pour leur cervelle trop légère. Après, venaient "les producteurs" présentant le défaut inverse: une spiritualité jeune pour un cortex souvent chimiquement performant. Les producteurs ne trouvaient d'intérêt qu'en exploitant directement la matière, ils représentaient une grosse partie de la population humaine et s'approchaient en quelque sorte de ce que sont les Drhyz qui ne possèdent pas d'âme.

Je trouvais ensuite une catégorie que j'appelais " les découvreurs ". Ceux-ci étaient dotés d'une âme bien affinée associée à une excellente capacité de cortex. Ils formaient le lot des scientifiques et chercheurs de bon niveau qui faisaient progresser la connaissance humaine.

"Les créatifs", catégorie minoritaire et marginale, possédaient quant à eux une spiritualité en voie d'achèvement et une intelligence honorable, Ils parvenaient à reproduire, par leur art, une image du Projet divin et représentaient en quelque sorte les messagers du Créateur. Certains jouissaient même d'une vision prophétique des événements.

Enfin, j'avais reconnu "les destructeurs". Leurs intelligences souvent bonnes semblaient peu déterminantes pour leur classification ; leurs âmes importaient. Les destructeurs cristallisaient en eux toutes ces erreurs de Dieu que certains appelaient " Diable ". En souche résistante, ils dirigeaient le tragique destin de la planète Terre. Je devais éradiquer cette catégorie d'hommes mais le combat ne pourrait se mener qu'à l'intérieur de l'espèce ; je devais passer par cet embryon humain qui grandirait pour regrouper les bons et détruire les nuisibles.

Jacqueline promenait ses pinceaux entre les bords du châssis, les silhouettes se profilaient déjà, éclairées par la seule lumière que la Lune projetait.

 

Soudain, la sonnerie du téléphone perça le silence et la fit sursauter ; elle échangea les couleurs de sa palette contre le gris du combiné téléphonique, et reconnut la voix de Jean-Pierre.

Le jeune homme se languissait déjà d'elle et il ne parvenait pas à s'endormir. Il proposa de la rejoindre immédiatement plutôt que de se retourner sans arrêt dans son lit vide. Jacqueline le réconforta de quelques mots tendres. Elle était heureuse de l'entendre et l'aurait accueilli à bras grands ouverts mais comment pourraient-ils vivre ? Ses deux journées de travail par semaine lui suffisaient à joindre péniblement les deux bouts. Le taux de chômage dans sa région valait bien celui de la capitale et ni leur Premier ministre André Coignart, ni le grand argentier Michel Bougnat n'y changerait quoi que ce soit ; plus personne n'était dupe. Jacqueline avait un tempérament bohème, mais elle savait également garder les pieds sur sa Terre. Après une négociation serrée, elle persuada le jeune homme de patienter au moins trois mois avant de la rejoindre. Il annulerait ses projets de vacances pour travailler tout l'été dans ce bureau de poste de PIGALLE, qui lui sortait pourtant par tous les pores de sa peau. Les deux jeunes gens, rassurés par leur décision, se souhaitèrent bonne nuit et chacun put enfin trouver le sommeil. Les jours suivant s'écoulèrent calmement. Bien sur, une violente guerre civile ravageait une zone voisine, mais elle restait ici une abstraction dont on voyait des images télévisuelles. Les terriens vivaient très habitués à ce genre de conflits et leur histoire pouvait se raconter à travers les massacres qui, de tous temps, les avaient déchirés. On annonça aussi, début juillet, des émeutes et la mort d'un chef de clan, assassiné, de l'autre côté de la mer : un différent mystique. La nouvelle agita des ondes ; la violence faisait partie du quotidien, banale. Certes, des hommes se révoltaient parfois, s'engageaient même, mais tous savaient les "destructeurs" plus puissants et la résignation finissait par remplacer l'indignation. Jacqueline avait fait partie du lot des résistants. Elle avait milité quelques années plus tôt dans un regroupement de pacifistes mais, après beaucoup d'énergie et de temps dépensés, quand elle apprit que des responsables volaient l'argent du mouvement, elle conclut que " le Diable était plus fort que le Bon Dieu ". Alors elle choisit de se réfugier dans l'art en essayant de sauver sa petite vie quotidienne, et " advienne que pourra "

Les cours aux beaux-arts se terminaient, et Jacqueline entreprit une tournée des galeries de la région pour vendre ses tableaux. Le reste du temps, elle installait son chevalet sur la place Saint-François dans le vieux Nice ou montait en car dans le village de Saint-Paul, prés de Vence, pour traquer le touriste. Elle savait maintenant qu'elle attendait un enfant et préparait la venue du père et du fils, - comme représentant du Saint-Esprit, j'étais déjà là.

 

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 la suite

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