REINCARNATION

 

 

Je devais faire vite ; au-dessus de moi, l'armada des consciences avides de chair humaine était à l'affût et je n'avais pas l'intention que l'on vole le fruit de mon travail. Après tout, ils avaient réussi à crucifier Jésus et je ne devais pas commettre d'erreur d'inattention. Je ciblais, avant même la fécondation, l'ovule récipiendaire. Comme tout cliché holographique, ce fragment infime de l'organisme humain qui l'avait généré en reproduisait l'écho général. Vingt trois spirales d'informations chimiques se préparaient à la rencontre la plus importante de leur vie, celle qui déterminait leur raison d'être. Et puis, ce fut le choc, violent comme un séisme, suivi du mécanisme enclenché Jusqu'à la mort matérielle. Je ressentis dans ce vacarme muet le même sentiment de certitude, de plénitude et de grandeur que J'avais vécue lors de ma rencontre avec l'Essentiel. Dieu était décidément, et maigre ses faiblesses, un habile technicien de la vie. Les chromosomes s'organisaient par couples d'affinités et déjà, la première cellule différenciée offrait, tel un capteur d'ondes radios, un réceptacle à une vibration de conscience compatible. Comme je me trouvais sur les lieux, je pris cette place.

Une intense activité préparait la première mitose et je m'aperçu que désormais, j'y participais pleinement. Les fréquences qui sous-tendaient la vitalité des cellules haploïdes avaient été rappelées par l'organisme de chaque parent et j'étais à présent seul maître à bord de cette nouvelle entité originale. La cellule se divisa selon un protocole bien rodé, les fonctions physico-chimiques assuraient leur travail et il me semblait à ce stade ne leur servir que de caution. Mon rôle le plus important, et ce n'était pas le moindre, consistait cependant à veiller sur la cohésion d'ensemble de cette structure à complexité croissante - mais je n'assurais qu'un contrôle, une membrane vitelline s'occupait de la mécanique. J'allais maintenant accompagner mon hôte pendant cette première étape de la grossesse, accroché à la paroi utérine de sa mère, jusqu'à son expulsion dans le milieu extérieur. Mon association à cet embryon humain me contraignait désormais à une notion que j'avais oubliée : celle de l'écoulement du temps chronologique et, bien que gardant mon expérience d'intemporalité, Je devais patienter 36 semaines avant de voir le jour à travers ses yeux neufs. Je remerciais Dieu de n'avoir pas choisi les éléphantes avec leurs 640 jours de gestation pour représenter l'hégémonie spirituelle terrestre, objet de ma mission. La densité de l'activité ne m'avait pas laissé le loisir d'analyser le résultat de la combinaison génétique de mon nouveau compagnon organique. Je vis que se développerait un beau mâle, grand comme son père, avec les yeux noirs de sa mère. Outre ces caractéristiques morphologiques somme toute secondaires, le nouveau-né aurait une bonne mémoire, et une capacité de déduction logique située dans une moyenne honorable. Son intelligence suffirait pour tirer profit des messages que je lui enverrais. Je vis en lui une prédisposition à la mécanique des fluides et, je ne sais pourquoi, ce détail me frappa. Concernant le milieu dans lequel il évoluerait, le passé karmique des âmes parentales associé a leur situation matérielle précaire mettaient mon hôte à l'abri d'une éventuelle corruption acquise. L'argent et le pouvoir représentaient sur cette planète des facteurs importants de déviation des spiritualités ; Jacqueline et Jean-Pierre ne possédaient ni l'un ni l'autre et leur tendance végétarienne favoriserait le succés de ma mission. Connecté à l'embryon humain dont le corps de Jacqueline alimentait la croissance, je suivais désormais ce binôme organique dans l'espace et le temps ; la bonne cohérence de l'onde spirituelle maternelle me permettait une cohabitation sans Interférence. Je restais attentif au déroulement des duplications d'ADN du fils en élaboration tout en veillant à ce que vivait la mère. Les sécrétions naturelles d'endorphines post orgasmiques avaient calmé les partenaires qui se rhabillaient. Le jeune humain laçait ses chaussures et Jacqueline remontait ses bas. Sans un mot, étourdis par un tel déchaînement génital, ils descendaient déjà les escaliers, envahis par une sensation de bien-être que je pus analyser - Dieu était décidément un fieffé chimiste. Les commerçants de la rue Lepic avaient rangé leurs étalages, il était maintenant deux heures dans l'après-midi, et une belle fringale les conduisit chez un petit restaurateur asiatique sur la rue Fontaine. Ils commandèrent des crevettes au gingembre accompagnées d'un bol de riz blanc. Jean-Pierre expliqua qu'il ne mangeait plus la viande d'aucun mammifère depuis de nombreuses années, à cause des problèmes moraux que cela lui posait. Cependant il ne suivait pas de régime végétarien strict ; les désagréments sociaux connexes le dérangeaient et il n'aimait pas faire figure de marginal. Jacqueline comprenait cette position. Quand elle le pouvait, elle évitait aussi la viande. J'assistais à la scène sans plus intervenir sur les systèmes nerveux des jeunes gens. Les âmes qui les habitaient dont j'avais sondé l'écho depuis l'espace, présentaient une bonne compatibilité. Mon rôle de catalyseur était rempli. L'insouciance caractéristique des Jeunes humains associée à leur passion naissante rendaient le couple euphorique et débordant d'énergie. Après leur frugal repas, Ils reprirent la marche en direction de la place de la Bastille où se déroulerait le grand concert. Pendant ce temps, la multiplication diploïde de l'embryon continuait dans le ventre de Jacqueline. Son âme avait déjà perçu l'arrivée d'un nouveau venu en elle et lui lança un message d'avertissement. Du plus profond de ce que certains humains appellent le subconscient, l'image d'un bébé, que sa raison lui fit associer au souvenir d'elle-même, passa dans sa tête. Elle se souvint alors que la période actuelle correspondait à celle de son ovulation et cela lui procura un léger malaise.

" Jean-Pierre, demanda-t-elle, que se passerait-il si nous avions conçu un enfant tout à l'heure ?"

Le jeune home la regarda, d'abord surpris, puis il sourit et dit :

" Ce serait formidable."

Après un silence, les deux jeunes gens se prirent par la main ; ils savaient leurs destins désormais liés. Sur la place Saint-Georges déserte, une grande boutique d'antiquités où étaient exposés les objets les plus extravagants1 donnait à cette scène une connotation surréaliste, presque naturelle.

 la suite

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